Quelque temps avant cette rencontre, Christine et moi nous trouvions à la retraite des Compagnons de la communauté des sœurs de Pomeyrol (Saint-Etienne du Grès) et nous y avons présenté les deux premières années de notre ministère au Liban. Après l'exposé, arrive le temps des questions. Un vieil ami de la communauté lève le doigt. De confession orthodoxe, il m'interroge : "Connaissez-vous Monseigneur Georges Khodr ?". N'ayant pas même entendu prononcer son nom, je réponds par la négative. Ma réponse semble profondément décevoir mon interlocuteur. Je l'entends bougonner : "Il vit au Liban depuis deux ans et il ne connaît pas Georges Khodr !" Après avoir répondu à deux autres questions, il demande à nouveau la parole : "Connaissez-vous Georges Khodr ?" Je comprends que notre ami est affecté d'un problème d'accès à la mémoire immédiate. Mon père ayant souffert de la même pathologie, je sais qu'il est important de répéter sans se lasser comme si c'était la première fois. La scène se répète quatre fois. La rencontre s'achève, plusieurs personnes nous entourent pour prolonger en aparté. Notre ami attend son tour. Il me prend gentiment par le bras et sur le ton de la confidence me souffle à l'oreille : "Cher ami, je n'ai pas voulu vous le demander en public, mais... connaissez-vous Georges Khodr ?" Je lui réponds que je n'en n'ai pas encore eu l'occasion mais lui fais la promesse de combler au plus vite cette lacune.
De retour à Beyrouth, inscrit en classe de Master "Relations islamo-chrétiennes" à l'Université jésuite Saint-Joseph, je participe à un cours intitulé : "Figures de dialogue". Au programme : Monseigneur Georges Khodr ! Mon statut d'ecclésiastique libanais me permet d'obtenir sans peine un rendez-vous avec l'Archimandrite. Malgré son très grand âge, 93 ans, et son immense notoriété, il me reçoit avec joie et simplicité. Un prêtre m'accompagne et prend place à ses côtés pour faciliter notre entretien. L'évêque n'entend plus très bien. Nous échangeons autour de l'islam. G.K. a consacré sa vie au dialogue islamo-chrétien. Il maîtrise l'arabe classique et sa connaissance du Coran lui vaut le respect des plus grands imams du Proche-Orient. Il commente longuement l'appel à la prière, l'adhan, le fameux allahou akbar. Il m'explique que la forme superlative Dieu est (le) plus grand (akbar au lieu du simple kebir, grand), s'explique par le contexte historique dans lequel le prophète a imposé le monothéisme dans la péninsule arabique. La ka'ba, lieu de pèlerinage mecquois des tribus arabes polythéistes de la période préislamique, se présente comme un temple cubique dont la construction serait l'oeuvre d'Ibrahim (Abraham), le père des croyants. La ka'ba abritait un panthéon de divinités (dont une icône de Marie que le prophète Muhammad refusera de détruire). Allah figure au nombre des divinités de la ka'ba. Il sera choisi par le prophète pour représenter sa foi monothéiste, comme le plus grand parmi tous les autres. Allahou akbar, signifie donc que Dieu est le plus grand dans le contexte de cette arabité préislamique, chemin cultuel encombré s'il en est, par lequel le prophète retrouve le Dieu unique des juifs et des chrétiens ("L'islam vu par un évêque orthodoxe" - mai 2008). Pour l'évêque orthodoxe, le christianisme offre un autre instrument de mesure de la grandeur divine : "Le seul décompte digne d'intérêt est celui de l'amour, cette nourriture des cœurs qui, seule, doit rester démesurée."
Après cette leçon d’islamologie, je m'apprête à me retirer. Le Métropolite me demande alors : "Vous habitez au Liban ou vous n'êtes que de passage ?", question à laquelle j'avais déjà répondu trois fois au cours de notre entretien...
Sur la route de montagne qui me ramène chez moi, je surplombe le littoral et la ville de Beyrouth et repense à mon ami compagnon de la communauté de Pomeyrol. Il a eu bien raison d'insister ! Mais le Seigneur sait qu'avant de me mettre en marche j'ai besoin de répétition.