Le sermon du lendemain

Lundi 20 mai 2019

Léonard de Vinci, la Cène

"Aimer,  jusqu'où ?"

Jean 13, 21-37 (TOB)

21 Ayant ainsi parlé, Jésus fut troublé intérieurement et il déclara solennellement : « En vérité, en vérité, je vous le dis, l’un d’entre vous va me livrer. » 22 Les disciples se regardaient les uns les autres, se demandant de qui il parlait. 23 Un des disciples, celui-là même que Jésus aimait, se trouvait à côté de lui. 24 Simon-Pierre lui fit signe : « Demande de qui il parle. » 25 Se penchant alors vers la poitrine de Jésus, le disciple lui dit : « Seigneur, qui est-ce ? » 26 Jésus répondit : « C’est celui à qui je donnerai la bouchée que je vais tremper. » Sur ce, Jésus prit la bouchée qu’il avait trempée et il la donna à Judas Iscariote, fils de Simon. 27 C’est à ce moment, alors qu’il lui avait offert cette bouchée, que Satan entra en Judas. Jésus lui dit alors : « Ce que tu as à faire, fais-le vite. » 28 Aucun de ceux qui se trouvaient là ne comprit pourquoi il avait dit cela. 29 Comme Judas tenait la bourse, quelques-uns pensèrent que Jésus lui avait dit d’acheter ce qui était nécessaire pour la fête, ou encore de donner quelque chose aux pauvres. 30 Quant à Judas, ayant pris la bouchée, il sortit immédiatement : il faisait nuit.

31 Dès que Judas fut sorti, Jésus dit : « Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié par lui ; 32 Dieu le glorifiera en lui-même, et c’est bientôt qu’il le glorifiera. 33 Mes petits enfants, je ne suis plus avec vous que pour peu de temps. Vous me chercherez et comme j’ai dit aux autorités juives : “Là où je vais, vous ne pouvez venir”, à vous aussi maintenant je le dis.

34 « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. 35 A ceci, tous vous reconnaîtront pour mes disciples : à l’amour que vous aurez les uns pour les autres. »

36 Simon-Pierre lui dit : « Seigneur, où vas-tu ? » Jésus lui répondit : « Là où je vais, tu ne peux me suivre maintenant, mais tu me suivras plus tard. » 37 « Seigneur, lui répondit Pierre, pourquoi ne puis-je te suivre tout de suite ? Je me dessaisirai de ma vie pour toi ! » 38 Jésus répondit : « Te dessaisir de ta vie pour moi ! En vérité, en vérité, je te le dis, trois fois tu m’auras renié avant qu’un coq ne se mette à chanter. »

Le commandement d’aimer est sans doute la parole de l’Évangile la plus puissante, la plus essentielle : elle dit ce qu’être chrétien signifie. Le commandement nouveau et répété : « Aimez-vous les uns les autres », apparaît comme le testament spirituel du Jésus johannique. La question que je pose ce matin est la suivante : comment un commandement vieux de 2000 ans, aussi central soit-il, peut-il rester nouveau ? Comment pouvons-nous accueillir et vivre cette parole en nouveauté aujourd'hui ?

L'AMMMOOOUUR !!! Le sublime et le mièvre.

Qu’est-ce que l’amour ? Le mot est usé jusqu’à la corde. Il recouvre des réalités aussi diverses qu'inconciliables ; les plus belles comme les plus mièvres. Il désigne le beau et le sublime mais sert aussi de dépotoir à tous les sentiments, aux passions mal définies, à tous les alibis, parfois même à tous les fanatismes. 

La parole de Jésus peut donc être reçue comme une parole plate, inoffensive. Le " Aimez-vous les uns les autres », signifiant au final : "Soyez gentils !". Ainsi, à peu de frais, on en serait quitte avec l’amour évangélique ? Une bonne action par ci, une gentille parole par là ?

Une stratégie narrative puissante

C'est en détachant cette parole de son contexte qu'on en fait une carte postale, un slogan vide de sens. Il est au contraire très profitable de considérer où l’évangéliste Jean situe cette parole fondatrice dans son récit.

Le commandement d’aimer est posé entre l’annonce d’une trahison et celle d’un reniement ! Entre Judas et Pierre, Jésus déclare : « Aimez-vous les uns les autres ! ». Ce contexte d’extrême tension où Jésus commande d’aimer, alors qu’il s’avance vers les heures les plus sombres de sa vie, nous montre qu’il ne s’agit pas d’une gentille ou pieuse parole.

Aimer, c'est mourir un peu

« Aimez-vous les uns les autres », résonne dans ce contexte d’abandon et de trahison, comme une parole puissante, bouleversante. Aimer sans enjeux, sans combat, sans tension, ce n’est pas encore aimer. Aimer en espérant quelque chose en retour, ne serait-ce qu’un peu de fidélité et de reconnaissance de la part de nos amis, ce n’est toujours pas aimer.
Aimer pour rien. Aimer, celui qui est là, juste parce qu’il est là et qu’il nous est donné à aimer : tel est l’amour. L’absence de calcul, la gratuité, l’inconditionnalité, fut-ce envers un traite ou un lâcheur, telles sont les seules et uniques raisons que l’amour se donne pour agir...

La clause additionnelle...

Jésus veut maintenant aider ses disciples à donner consistance, visibilité à cet amour. Pour lui, l’amour n’est pas un discours, c’est une action, un engagement.
Il ajoute au commandement d’aimer la clause  «…, comme je vous ai aimés ». 

Jésus n’a pas exclu Pierre et Judas du champ d’action de son amour. Pour comprendre cdela, il faut revenir au début de ce chapitre 13. Jésus réalise quelque chose de stupéfiant de la part d’un maître à l’égard de ses disciples. Quelque chose d’étrange, disons de déplacé ! Il s’agenouille devant chaque disciple, devant Judas, Pierre et les autres et leur lave les pieds.

Le geste déplacé

Aimer ce n’est donc jamais poser la condition de la pureté, de la dignité. Il n’y a pas d’éligibilité à l’amour. Nous sommes accueillis et aimés de Dieu avec nos impuretés et nos indignités. Dieu ne trie pas ! En s’abaissant, Jésus pose un acte de foi et d’espérance aux pieds de chacune et chacun. Il sait que cet amour gratuit, ce don de lui-même, cet acte "déplacé" nous déplacera, nous entraînera vers plus de vérité, plus d’humanité, plus de compassion envers les autres et envers nous-mêmes.

N'en déplaise aux prophètes de la pure vérité !

Cette manière d’aimer résiste magnifiquement aux régimes de sainteté développé par tous les systèmes religieux.  Aujourd’hui, certains prédicateurs évangéliques, viennent jusqu’au Liban pour créer de nouvelles Églises en venant recruter à la porte des Églises historiques qu'ils jugent infidèles au véritable Évangile. Dans les communautés malgache et africaine, ils prêchent la pureté et le re-re-re-baptême. Leur Église est le petit reste fidèle et eux les prophètes de la pleine vérité de Dieu. Avec ces prophètes, Judas et Pierre auraient été exclus du repas, du lavement des pieds, du groupe des disciples et de l’Église.

Jésus ne trie pas entre bons et mauvais

Avec Jésus, c’est précisément le contraire qui survient. L’amour est donné sans condition à tous. Il revient à chacun de voir ce qu’il va pouvoir en faire.
Judas est sorti précipitamment, les pieds propres, la bouche pleine, mais le cœur rempli de sa nuit intérieure.
Pierre est resté... Mais quand Jésus a voulu lui laver les pieds, il a refusé, donnant devant les autres le triste spectacle de sa fausse humilité. Pour Jésus, Pierre a besoin d’être lavé, comme les autres, ne serait-ce que de cette stupide habitude de prendre des engagements qu’il sera incapable de tenir !

Le Jésus de nos rêves

Pierre et Judas, chacun à leur manière avaient leur petite ou leur grande idée sur Jésus, leur Jésus : celui qui était venu réaliser le salut de leur rêve, pour prononcer les paroles qu’ils avaient envie d’entendre, pour réaliser des miracles fracassants. Ils n’avaient pas encore compris que Jésus, n’était pas "leur Jésus", mais qu’il était ailleurs, à côté, en décalage, loin des définitions étroites, des récupérations théologiques de tous ordres. A la fois appelant et insaisissable. 
Pour Jésus, aimer, c’est accepter que l’autre soit autre que nous. Qu’il soit autre que les plus beaux rêves que nous formons pour lui. L’autre doit être aimé comme être libre ; libre même, et peut-être surtout, de refuser l’amour qu’on lui tend ! Il y aurait sans doute là des prolongements intéressants à faire dans le domaine de la conjugalité, de l’éducation familiale et religieuse !

La cas de la cigogne

Une histoire juive illustre bien ce problème. Dans la tradition du judaïsme, la cigogne est classée parmi les oiseaux impurs. Elle porte pourtant le joli nom de "Hassida" ce qui signifie "l’affectueuse", "celle qui aime les siens ".

- Comment se fait-il, demande un jour une mère juive à un rabbin, que la cigogne soit appelée "celle qui aime les siens" et qu'on la range parmi les créatures impures ?

-  C'est parce qu'elle n'aime que les siens », lui répondit le rabbin.

« Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés », dit le Christ. C'est-à-dire avec vos différences et vos points communs, avec vos qualités et vos défauts, vos forces et vos faiblesses, avec votre désir d’aimer et vos trahisons, vos professions de foi et vos abandons. Ne triez pas mais accueillez l’autre comme vous êtes accueillis vous-mêmes. Ce n’est qu’à cette condition, qu'il se mettra en route et vous avec lui.

C’est alors, alors seulement, que vous aurez aimé en vérité. AMEN !