La vie chrétienne est souvent décrite comme une relation avec Dieu qui naît d'une rencontre personnelle avec le Christ. Elle est un lien spirituel, une union mystique avec le divin. Pour parler de cette relation, on emploie, comme l’apôtre Paul, des mots comme foi, espérance et amour. Tout cela est très vrai mais le passage que nous venons de lire semble donner de la vie chrétienne une autre définition. Avant d’être un sentiment de l’âme, une relation, la vie chrétienne est présentée comme une écoute suivie d'une mise en pratique de l’enseignement de Jésus. Nous voilà transportés dans le domaine de l’agir responsable, de l’engagement concret.
Simple et radical
La réponse de Jésus est d'une simplicité biblique : c’est vivre en chrétien !
Aussi simple que radicale : « A vous qui m’écoutez dit Jésus : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. Si on te frappe sur la joue droite, tends l’autre joue. A qui prend ton bien, ne le réclame pas. »
« À vous donc, communauté chrétienne réunie à Beyrouth et amis destinataires du Sermon du lendemain, vous qui écoutez ce matin l’Évangile de Jésus-Christ, la question est posée : Après avoir écouté cette parole, qu’allez-vous faire ? »
Perplexité ou obéissance aveugle ?
Certains vont peut-être répondre : on ne va rien faire du tout ! Jésus est un doux rêveur. Son enseignement est impraticable et incompatible avec notre nature humaine. On va vite tourner ces pages d’évangile et nous concentrer sur des choses moins compliquées, comme la grâce, le salut, l’espérance !
Certains vont répondre exactement l’inverse : la parole de Jésus est la vérité ; elle doit être appliquée à la lettre. Ce sermon est le manuel pratique, le catéchisme de la non-violence. Il faut le mettre en pratique point par point : "Tu pars en vacances quelques jours ; on te vide ta maison ; tu ne portes pas plainte ; et si tu connais le voleur, tu lui donnes en prime ta voiture ! C’est ce qui est écrit ! C’est ce qu’il faut faire ! On n’interprète pas, on agit !
Qui est vraiment capable de telles performances ? Ces paroles ne nous condamnent-elles pas à une vie de culpabilité? Et pour ceux qui parviendraient à tendre la joue gauche, ne seraient-ils pas exposés à des dangers plus pernicieux encore comme l’orgueil spirituel ? À ce compte-là, serons-nous jamais filles et fils du Très-haut ?
Et on peut d’ailleurs poser directement la question à Jésus ! N’a-t-il pas lui-même cédé à la violence quand il a pris le fouet pour chasser les marchands hors du temple ? Ces lectures littérales du sermon de Jésus nous conduisent à des impasses, sœurs et frères, il nous faut donc chercher une autre piste de réflexion.
Je crois que Jésus ne prêche ni la violence, ni la non-violence : il prêche l’amour, ce qui est tout autre chose. L’amour n’applique pas une doctrine, il cherche un chemin de rencontre avec Dieu et avec les gens. Cela étant dit, nous ne sommes pas beaucoup plus avancés ! Que faire de cet enseignement radical ?
Pistes de réflexion
Certains interprètes ont suggéré que Jésus ici jouait la provocation. Pour son auditoire, composé de juifs dont la religion consistait essentiellement à obéir aux commandements de la Loi, Jésus aurait voulu dire :
« Ah vous voulez du commandement ?! Et bien, à vous qui pratiquez la religion comme un sport de haut niveau, je vais vous en donner du commandement ! Aimez vos ennemis ! »
En donnant des commandements impossibles à pratiquer, Jésus mettrait ses adversaires hors jeu. Confrontés à la vanité de leur recherche de justice personnelle, cette parole résonnerait à leur oreille comme un jugement (ce qui, soit dit en passant, n’est pas la moindre des violences !)
Entrer dans la zone bleue
Cette lecture contextuelle est pertinente, mais elle a le désavantage de nous éloigner des enjeux. Je crois au contraire qu'elle s'adresse à nous. Elle nous interpelle avec force :
"Quand on te fait violence, au lieu de laisser libre cours à tes pulsions violentes, la parole de Jésus vient ouvrir une sorte de zone intermédiaire, de "ligne bleue" (au sud Liban c'est la zone tampon gérée par les casques bleus) . Au lieu de me laisser submerger par ma violence, je vais m’imposer un délai, un temps pour observer la situation, me distancier et m’interroger.
La parole de Jésus n’est donc pas à prendre au pied de la lettre, elle est donnée comme un outil pédagogique pour me permettre, mais c’est déjà énorme, de ne pas me laisser happer par la spirale infernale de la violence. Elle nous invite à l’attente, à l'écoute.
Voilà : "On vient m’insulter et me gifler. Qu’est-ce que je m’apprête à faire ? J’ai une montée de chaleur au visage. Je suis en ébullition. Je suis en train de préparer une riposte : une gifle ? Un procès ? Une vengeance froide ? N’y a-t-il pas une autre voie possible entre la non-violence passive qui s’aplatit sans broncher et la riposte violente? Existe-t-il une voie étroite au bout de laquelle mon adversaire et moi allons changer de posture et peut être même de statut ; agresseur et victime, nous allons inventer une autre manière d’être ensemble.
Il n'a pas tendu la joue gauche ! (Jean 18.23)
Et puisqu’on parle de gifle, souvenons-nous de cette scène dans l’évangile de Jean : lors de son procès, Jésus est giflé par un garde du temple. Et il ne tend pas l’autre joue. Il interroge le garde, le renvoie à son acte et l’invite à réfléchir à ce qu’il vient de faire ; questionner, réfléchir, c’est se distancier de l’animalité du conflit : « Si j'ai mal parlé, dit Jésus au garde, montre ce que j'ai dit de mal. Mais si j'ai bien parlé, pourquoi est-ce que tu me frappes ? » Jésus rompt le cycle infernal de la violence en retournant une question à la place d’une gifle. Il trouve une voie qui offre une sortie de crise. La gifle est dépassée. L’agresseur est dépossédé de la riposte violente qu'il espère et qui justifierait après coup son agression. Il est invité à faire à l’envers le chemin de sa propre violence.
"Pourquoi me gifles-tu ?" L’agresseur n’a plus en face de lui une victime écrasée ou énervée, mais sa propre image d’agresseur interrogé. Et ça peut tout changer !
Ayant dit cela, je crois que la parole de Jésus reste et doit rester cet idéal inaccessible qui nous montre la direction de la vie du Royaume de Dieu. Ce n’est pas grave si l’on n’arrive pas à la pratiquer à la lettre. Ce qui compte c’est qu’elle soit là et nous montre qu’il existe une autre manière d’être des femmes et des hommes en ce monde ; elle nous ouvre cet horizon en questionnant les mécanismes de nos violences personnelles.
"Bande d'ingrats, je vous aime !"
L’enseignement se termine par une parole d’espérance. Jésus nous dit que si nous aimons nos ennemis, notre récompense sera grande. Car ajoute-t-il, (et c’est capital) : « Dieu est bon, lui, pour les ingrats et les méchants. »
Vous voyez sœurs et frères, tout n’est pas perdu ! Même si vous n’arrivez pas à aimer votre ennemi - c'est à dire à rester calme devant un refus de priorité (!), même si, ayant tout reçu de Dieu, vous ne parvenez pas encore à vivre libérés de vos pulsions violentes, eh bien, entendez que Dieu reste le Dieu bon pour ceux qui ne le sont pas. Pour moi comme pour vous.
Je vous disais en introduction de ce sermon que la vie chrétienne se présentait comme une affaire de pratique, d’engagement et de responsabilité. Cela est vrai mais, fondamentalement, elle reste la réponse libre et joyeuse de chacun au Dieu de la grâce, au Dieu bon pour la bande d'ingrats que nous formons.
Le langage radical du Christ ici est un peu en trompe l’œil. Il a l’apparence d’une parole impossible mais il nous déplace en présence du Dieu fraternel qui exige plus de lui-même que de nous et dont la bonté n’a pas de limite.
C’est donc bien cet amour de Dieu qui nous fait fils et filles du Très-Haut et non notre aptitude à aimer nos ennemis ? Je le crois profondément ! Que cela ne nous empêche pas de répondre à l’appel du bien et de la paix dans nos relations. AMEN !