Le sermon du lendemain

Mardi 12 septembre 2017

« Une sacrée nana ! »

Matthieu 15.21-28

Matthieu 15.21-28 (PDV)

21 Ensuite, Jésus quitte cet endroit et il va dans la région de Tyr et de Saïda (sud-Liban).

22 Une femme de cette région, une Cananéenne, arrive. Elle se met à crier : « Seigneur, Fils de David, aie pitié de moi ! Ma fille a un esprit mauvais en elle, elle va très mal. »

23 Mais Jésus ne lui répond pas un mot. Ses disciples s'approchent de lui et lui disent : «Fais partir cette femme ! Elle n'arrête pas de crier derrière nous ! »

24 Jésus répond : « Dieu m'a envoyé seulement pour les gens d'Israël, qui sont comme des moutons perdus. » 25 Mais la femme vient se mettre à genoux devant lui en disant : « Seigneur, aide-moi ! » 26 Jésus lui répond : « Ce n'est pas bien de prendre la nourriture des enfants et de la jeter aux petits chiens. » 27 La femme lui dit : « Seigneur, tu as raison. Pourtant, les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » 28 Alors Jésus répond à la femme : « Ta foi est grande ! Que les choses se passent pour toi comme tu le veux ! » Et au même moment, sa fille est guérie.

C'est la rentrée ! Nous revenons d’un long séjour en France. Ah, la France ! La mère patrie ! Et bien figurez-vous que je me suis senti par moments plus étranger "Chez Moi" qu’au Liban !

Le mot « étranger » est d’ailleurs un mot étrange. Que désigne-t-il ? Quelle peur nomme-t-il ?Quelqu’un dont l’apparence, la langue, la culture inquiète. Quelqu’un qu’on tient à distance pour des raisons souvent irrationnelles.

Etrangers

Certains Français ont peur des arabes, des noirs ; certains Libanais ont peur des Syriens, d’autres de l’influence saoudienne ou iranienne ou occidentale, mais tous les libanais se méfient des israéliens, qui représentent l’étranger absolu (l'ennemi !). Je ne sais pas de qui les Malgaches se méfient ? Peut-être d’eux-mêmes ? Ils seraient alors très sages !

La peur de l’étranger fabrique son langage et surtout ses insultes : en Orient, on traitera de chien l’infidèle et en Occident, de toutes sortes des noms d’oiseaux.

Mais dès que l’on essaie de gratter un peu l'étiquette "étranger", on se perd vite en conjectures. Qui est étranger à qui ? Au sein d’une même nation, on peut se sentir étrangers les uns aux autres. Les parisiens se méfient des marseillais ; les vrais parisiens des banlieusards. On est toujours l’étranger de quelqu’un.

Et la femme pour l’homme ? N’est-ce pas le phénomène le plus étrange qui soit ? ;))

Jésus de Nazareth

L'Évangile de Matthieu nous présente Jésus comme un homme de son temps, de sa région (Israël), de sa banlieue (Nazareth en Galilée). Sa langue, l’araméen  ; sa culture et sa foi viennent de la Torah. Les choses sont simples : pour un juif, l’étranger, c’est tout ce qui n’est pas juif, les païens, les impurs, les idolâtres. Beurk !

Nous sommes farcis de certitudes ! Ces choses entendues que depuis le plus jeune âge parents, oncles, voisins, rabbin, prêtre ou pasteur nous ont racontées. Jésus n'échappe pas à la règle. Pour lui, l’étranger, c’est un chien ! Les certitudes fabriquent des murs.

Improbable destination

D’abord, que vient faire Jésus de Nazareth dans une région aussi étrangère à sa culture juive, une région aussi païenne, aussi impure que le Liban ? Le texte ne le dit pas. Jésus se retire dans cet espace étrange, le Liban, où il est lui-même étranger. Curieux lieu de retraite...

C’est à ces étrangetés, à ces comportements déroutants, impossible à expliquer que l’on perçoit chez Jésus cet être unique qui est à la fois pleinement homme et pleinement Dieu. Il est pleinement homme et voilà qu'une chose étrange se produit, dont la raison se trouve dans la présence du Père qu'il porte au plus profond lui. Présence qui le conduit en cet endroit hors de son périmètre de sécurité. Seul l'Esprit de Dieu ouvre ces chemins impossibles.

Des libanaises, tu te méfieras !

Oui Jésus est Dieu ! Il est aussi et tout autant homme de son temps ; la visite, les cris de cette femme le dérangent. Sa réponse révèle les kilomètres de muraille dressée par sa tradition religieuse, depuis l’enfance, entre lui et cette femme libanaise.

En guise de réponse, un silence assourdissant. Cette femme hurle son désespoir : ce qu’elle aime le plus au monde, son enfant chérie est liée par une puissance qui la détruit : « Ma fille va très mal, aie pitié de moi ! »

Pas un mot... Le Verbe fait homme se tait. Jésus en cet instant est le silence fait chair. N'en déplaise, l’homme a pris le pouvoir sur le Verbe ! Est-ce là le Jésus que nous connaissons, que nous aimons ? Accueillant, écoutant ? L’homme Jésus est ici confronté à ses limites d’homme.

Comme je le suis quand ces femmes syriennes avec leurs marmots crasseux cherchent à m'arracher 1000 livres libanaises (0.50 €) ou à défaut, un regard...

Et les paroles que Jésus prononce enfin sont pires que le silence. Entre deux hurlements de la femme, Jésus affirme le principe d’exclusivité du salut pour les juifs - selon le catéchisme de sa religion : "Des libanaises tu te méfieras !" Principe d’exclusivité qui résonne ici comme une parole d’exclusion. « Je suis là pour le peuple juif, pas pour les étrangers », suivi de cette phrase violente : « Je ne suis pas là pour les chiens ! »

Les disciples se sentent pousser du zèle ! Jésus se tient de leur côté : « Renvoie cette femme insupportable ! »

Une femme "évangélique"

Justement, regardons d’un peu plus près aux paroles et aux gestes de cette femme. Jésus la traite de « chienne » ? Insultée, elle prend l’insulte à son compte et retourne la situation.

« Les petits chiens peuvent manger ce qui tombe de la table de leur maître… ». Cette femme se place maintenant sous l’autorité de Jésus, elle le reconnaît comme son maître ; elle fait preuve d’une humilité dont seul l’Évangile a le secret.

Regardez-là ! Traitée de chienne, elle se comporte comme un petit chien. Aux pieds, gentil, couché ! Elle est prête à lécher les miettes, les petits morceaux de grâce, d’attention et d’amour qui pourraient tomber sur elle ! Elle se place tout en bas, tout au fond. Elle ne peut pas aller plus bas qu'aux pieds de Jésus. Cette femme vit l’Évangile de celui qui refuse de le lui donner.

Jésus retourné

Jésus est retourné par ce qui se passe à ses pieds. La foi de cette femme est d’une force et d’une vérité inouïes. Elle renverse des montagnes de principes ; elle démolit le mur de séparation entre juifs et païens. La foi de cette femme fait disparaître le concept même d’étranger !

Seuls les disciples restent étrangers à ce qui se passe ici. Ils veulent qu’on s’occupe des choses sérieuses, qu’on respecte les usages religieux où les femmes se taisent et les maîtres enseignent. Ils veulent protéger leur maître de ceux qui viennent avec leurs questions stupides, leurs souffrances, leur indignité !

N’avons-nous jamais fait obstacle à la grâce de Dieu en empêchant, au nom même de la doctrine chrétienne, ou des principes de l’Eglise, des gens de s’approcher de Jésus, de se jeter à ses pieds.

La femme au miroir

Jésus reconnaît la foi en cette femme ; celle qui puise énergie, détermination et humilité dans la seule personne de Dieu. Jésus voit que l’enseignement de Dieu dont il est porteur est en train de se révéler à lui, ici au Liban, dans les gestes et les paroles de cette étrangère.

La femme libanaise, par ses larmes, ses mots et ses gestes, vient d’enseigner à Jésus que le salut n’est réservé à personne ! Que tout le monde y a droit ! Elle offre au Seigneur la possibilité de réaliser toute l’étendue de sa mission. Et c’est grâce à elle si le ressuscité, tout à la fin de l’évangile de Matthieu dira : « Allez, faites de toutes les nations des disciples... » Toutes les nations ! Ce n’est donc pas un hasard si cette rencontre avec la femme libanaise est placée au milieu de l’évangile. C’est une rencontre décisive pour Jésus, un point de basculement de son ministère. Jésus reconnaît l’appel du Père dans l’appel de cette femme.

L'appel de Dieu...

Cet appel est le suivant : en ma présence, il n’y a pas d’étrangers. Sur cette terre il n'y a que des frères. Des frères qu’il faut aller chercher, découvrir dans le questionnement de soi et l’écoute. Cette découverte ne va pas seulement nous enrichir, elle va nous décentrer de nous-même, nous bouleverser, nous convertir encore et encore. Au bout de chaque rencontre, existe la possibilité d’un dessaisissement de soi, d’une conversion !

Ce lâcher prise de l’homme Jésus répondant à l’appel de Dieu a des conséquences formidables sur le cours de l’histoire. L’histoire de cette femme bien sûr : il va lui être fait selon sa foi. Cette maman va retrouver sa fille libérée des puissances oppressives qui la tenaient prisonnière - elle va devoir maintenant apprendre à vivre avec un enfant libéré, ce qui ne manquera pas de lui poser d’autres problèmes !

... pour un monde nouveau.

Ensuite, cette femme va devenir témoin du Christ au Liban. Au-delà de son histoire personnelle, c’est un peu l’histoire du monde qui se joue dans cette rencontre. Nous considérons souvent la foi comme quelque chose qui nous apporte paix intérieure, équilibre personnel, et des vertus comme la patience, la gentillesse, etc.  Ce récit nous montre au contraire que la foi est premièrement une puissance de rencontre. Elle est pour l'autre, avec l'autre. Elle se perd dans l'auto-contemplation et se manifeste dans la rencontre.

Cette lecture nous invite vigoureusement à mettre en œuvre la foi dans et pour le monde, pas seulement pour en tirer quelques avantages personnels. Reste à savoir où se trouve votre Liban !